Installé depuis quelques semaines en camping dans notre oliveraie du sud du Péloponnèse, Anne et moi montons vers la montagne de Zeus, située 700 km plus au nord. Notre vieux Berlingo avale les pentes raides qui ne cessent de se succéder, à son allure dominicale, laissant entrer l’air brûlant par ses fenêtres grandes ouvertes. Je ne suis pas près d’accumuler autant de km que lui, même en additionnant vélo et trail, puisqu’il affiche à présent 538 000 km.
A son bord, la peau cramée depuis belle lurette, un peu fatigués par les travaux de terrassement et d’entretien des oliviers, nous regardons le paysage défiler lentement.
Les montagnes sont pelées, la roche blanche, les arbustes rabougris, ou parfois leurs pentes sont couvertes de pins continuellement surveillés par les pompiers aux commandes d’engins datant de l’époque de dom Camillo. Nous sommes dans un autre monde, et le trail que je m’apprête à courir pour la seconde fois sera à cette image, rude, simple, sans artifice. Nous ne serons que de passage sur les petits sentiers extrêmement difficiles à emprunter, et n’y laisserons aucune empreinte ; nous seuls serons marqués par le chemin.
Après une nuit étape dans un champ, nous arrivons jeudi après midi et nous trouvons un coin à l’ombre, la priorité ici.
C’est un plaisir de retrouver le village de Litochoro situé à 300 m d’altitude. Toutes les maisons sont blanches, chaulées ou peintes, couvertes des mêmes tuiles. Derrière lui la montagne s’élève rapidement à plus de 2 000 m, bien boisée. Ce n’est pas une station de ski.
En faisant le plein d’eau à une fontaine de la place centrale, je suis interpellé par un chauffeur de taxi qui, à ma dégaine, reconnaît à la fois le « xenos » (étranger) et le « dromeas » (coureur) que je suis. Nous parlons en grec de la course, de son métier, du peu de touristes, de la vie sans consommation, comparons la Grèce et la France. Ca y est, Evangelis et moi sommes amis pour un moment :-)
Après la remise des dossards, Anne et moi prenons le premier sentier de la course. Il grimpe aussitôt et oblige à marcher. Ca tombe bien, il fait trop chaud pour courir. Torse nu je dégouline à l’ombre des pins. 500 m+ nous suffisent pour admirer le panorama. Le village en contrebas, la plaine fertile de Lamia et Larissa, la mer en fond de toile qui se perd dans la brume de chaleur.
Lazaros Rigos, organisateur de l’événement, est un ami qui fête sa 10e édition. Je devais être présent. Pourtant, je ne suis pas au mieux, même inquiet, perturbé par la présence d’un ganglion gonflé et douloureux à l’aine. Chaque pas en montée me fait grimacer, mais surtout, cela peut cacher une belle saleté installée dans mon corps. Anne m’a préparé une mixture d’huiles essentielles anti-virus, anti-bactéries, anti-pustule (rire), bref, ça m’arrache la gueule trois fois par jour, mais au moins j’ai une bonne haleine à la cannelle de Ceylan, au laurier noble, au tea tree et à l’origan commun.
Minuit, je suis derrière la ligne installée dans une ruelle très animée par les tablées des « estiatorio » (restaurants). Premier à partir, j’ouvre la voie !
Les 140 coureurs s’échelonnent à coup de 15 secondes.
Je suis vite doublé par le grec Philaretos Boukis puis par un second coureur. Ca se stabilise, et je suis surpris de ne pas vraiment sentir le ganglion. Je compte sur l’effort de 15h à venir pour le détruire grâce aux anti inflammatoires naturels que je vais produire.
Je viens de lire le fameux ouvrage de Patrick Bohard, « Itinéraire bis »… Donc, bien inspiré, je tourne la tête sur le sentier de gauche où pend une rubalise et m’y engage. Petite courbe, et descente régulière au bout de laquelle je retrouve après 2 minutes le sentier d’où je viens. Bien sûr, à la vue de la file de trailers qui grimpe, je comprends mon erreur. Merci Patrick, ton livre est très inspirant :-)
J’ai tellement l’habitude de mes bêtises que je prends cela comme un départ de course normal. Un petit handicap de plus ou de moins en trail, c’est pas la fin du monde !
N’empêche, moi qui débutais cool en contrôlant mes pulses, content de moi, me voilà à cravacher comme un âne piqué au cul par un frelon. Oreilles rabattues, échine courbée, je sabote le terrain en doublant un à un les coureurs.
Peu après le premier ravito où, comme il y a 3 ans, j’annonce en rigolant que « berdepsa acoma » (je me suis encore trompé), je retrouve ma 3e place.
La nuit devient très fraîche, les degrés fondent comme mon énergie, semble-t-il. Mon tee-shirt est trempé, j’enfile une veste coupe-vent et fais le dos rond. L’âne n’est pas connu pour sa vitesse :-)
Mais où est passé le cheval de course ? Je mets ça sur le compte de mon infection et m’attends à vivre un beau chemin de croix.
28e km, je suis passé second ; ça ne fait que grimper et le sol est de plus en plus instable. Les cailloux roulent sous les pieds, Zeus nous traite en pénitents.
Le final est terrible, du plus de 40 % sur quelques centaines de mètres. Deux pas en avant, un en arrière, je n’ai pas de bâtons et j’en mériterais bien un coup pour avoir fait le têtu de les ignorer.
Voilà le Roumain Corneliu Buliga qui me double en me proposant un gel. C’est gentil.
2911 m d’altitude, 30 km, 5h24, c’est la misère énergétique. Je descends comme un automate en fin de vie.
Le jour se lève, révélant la pente couverte d’herbe où paissent les vaches. Quel contraste avec le Péloponnèse. C’est là que je suis tombé lors de mon dernier passage, dans une bouse fraîche. D’y repenser, je m’en prends une aussitôt. Je peste.
Petit à petit je reprends du rythme.
40e km, je file pour de bon ; c’est ça l’ultra, des aléas, mais du rebond si on garde le cap mentalement.
Me voilà à présent en panne d’eau, car du dernier ravito il m’a été annoncé qu’un autre point d’eau se trouverait où je suis passé maintenant depuis 30’ sans rien voir d’autre qu’un piquet de neige. Il reste 14 km jusqu’à Pigadi (le puits), et il fait déjà chaud. Ce ne sera pas possible, je le sais d’expérience, mais je ne désespère pas.
J’ai retrouvé la forme, les écarts se stabilisent ou réduisent. Le terrain est d’une technicité à faire pâlir le Grand Raid de la Réunion ; c’est simple, il n’y a que du caillou.
J’entends beaucoup de cloches. C’est bon, je tombe sur une ferme, où patous et vaches se partagent un replat de la montagne dominant la vallée. Il y a de l’eau à l’abreuvoir, livrée par un robinet miraculeux, sauvé ! Je remplis mes bouteilles sous les reproches bien formulés par les chiens de garde. Une fois fait, je repars, accompagné par les toutous patous, à distance seulement, car dans ce pays les chiens se sont transmis la méfiance de l’homme.
Ayiannis, km 70 pour 4 450 m+ 10h41, moyenne faible, mais peu importe, le tout est d’ignorer totalement que je me trouve dans les hauteurs du village de Litochoro afin de ne pas être tenté d’arrêter là. C’est un sacré piège tendu par Lazaros :-)
Anne est là pour la 1ère fois. J’en ai un peu marre de manger de la banane et de la pastèque, du pain de mie et du raisin sec que je n’aime pas du tout. L’autonomie, c’est quelque chose ! J’ai bien emporté ma poudre Hydraminov ainsi que quelques barres, mais le riz, la patate douce, la semoule que j’aime tant… Tout cela m’a bien manqué.
Enfin, je refais le plein, me couvre la tête d’un chapeau à la Indiana Jones, trempé pour la circonstance, et pars à l’assaut de la bosse de 10 km et 1 500 m+, sympa le final !
Tout va bien, il fait plus de 30°, je grimpe à bon rythme et me félicite d’avoir tenu mentalement pour échapper à la tentation. Je n’ai jamais abandonné, mis à part un mal d’altitude à 5 400 m au Népal et une erreur de jeunesse sur l’utmchose 2006, alors en avant toute :-)
Les cigales cessent de chanter, je suis à près de 2 000 m d’altitude, le ciel s’est obscurci, il en tombe des gouttes éparses grosses comme des billes, j’ai de nouveau froid et enfile ma veste, quelle course !
Dernier sommet où quelques silhouettes se détachant dans la brume m’accueillent peu après avec force « sincharitiria » (félicitations). Ils font du feu ! J’apprécie la chaleur mais ne m’attarde pas ; je préfère celle du soleil qui m’attend plus bas !
La descente qui suit serpente méchamment dans la pierre. La trace très étroite et en dévers fréquent est continuellement coupée par les grosses racines des pins. C’est un gymkhana du type cross fit pour kangourou.
En bas, enfin, je dois sortir mon téléphone pour suivre la trace qui a disparu depuis belle lurette.
Il y a là un lit de rivière, avec de l’eau, nom d’une pipe ! Miracle de la nature.
Les cigales stridulent comme des folles, une couleuvre de Montpellier coupe ma route, et toujours pas un ruban rassurant.
Je reconnais un passage de 2018 et continue à bonne allure. Ma veste est rangée depuis bien longtemps, je cuis de nouveau !
J’aperçois enfin les toitures de Litochoro.
La dernière descente est un vrai bonheur. Encore un ultra bouclé, très sauvage, difficile, qui me fait mesurer combien ce sport demande de préparation et d’adaptation aux circonstances pour parvenir au bout du chemin.
Je termine 3e en 16h32 les 102 km et 6 500 m+, pas aussi fatigué que sur une Diagonale, mais tellement malmené par le terrain et les attaques psychologiques dues au rythme plus lent que la normale, que cela revient au même. La joie de venir à bout d’une épreuve est pour moi souvent proportionnelle aux obstacles à surmonter, et là, je peux dire que Lazaros m’a bien régalé:-)
J’avais un rêve durant cette course, déguster un bon « peponi » (melon d’eau) frais à mon arrivée. Anne en a dégoté un dont nous nous délectons sans tarder à l’ombre de petits chênes verts.
Petite sieste, plein d’eau, « yeia sas » (salut) à nos amis, il est déjà temps de regagner notre chère oliveraie où se creusent actuellement les fondations de notre futur nid grec.
A bientôt pour une autre aventure les amis, et si vous souhaitez découvrir ce super ultra, n’hésitez pas à me demander des conseils, je vous guiderai avec plaisir.